Sophie Bachelier
Editeur : VMCF éditions, Valerio Maria Ferrari
Année de parution : 2010
Nombre de pages : 35
Langue : Français, anglais, italien
Trois auteurs se rencontrent ici pour la première fois. Ils sont de culture et de provenances différentes. Chacun évoque des mères d’enfants éloignés ou disparus. Chacun désigne la violence d’une absence si forte et si douloureuse qu’elle devient présence. Les portraits longuement approchés de Sophie Bachelier alternent avec les textes de Boubacar Boris Diop et Nando dalla Chiesa.
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Three authors meet here for the first time. Their culture and origins are different. Each evokes mothers of children far away or lost. Each portrays the violence of their absence cause, so hard and painful that it becomes a presence. Images slowly unraveled by Sophie Bachelier and texts penned by Boubacar Boris Diop and Nando dalla Chiesa alternate in this book.
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Fatou Lo, Fatou Diouf, Fatou Seck Ndoye, Binta Diallo, Diaba Diop, NDeye Marieme… disent en un regard la perte dont elles souffrent. Elles fixent toutes l’objectif, dans le dénuement de l’épreuve qu’elles endurent mais dans des postures dignes, elles sont la plupart du temps sur leur lieu de travail, dans leur habit de travail, élégantes dans leur mise quotidienne. La pause y est pleinement assumée. “J’ai eu envie de me poser, de m’arrêter, n’être qu’un simple médiateur ; je voulais que celui qui regarde ces photos où ces films puisse être en face à face avec ces femmes et leur dignité. C’est ce qui me paraissait juste par rapport à la gravité de leur vie”…:… « Pour moi écrire n’est pas un travail, c’est une façon d’être en compagnie et de rassembler des absents » livrait récemment Erri De Luca à Rober Bober (pour Arte). « Rassembler des absents », c’est décidément dans ce même sillage que s’inscrivent la démarche et les créations de Sophie Bachelier…/…
Nathalie Galesne, Figures de l’absence, Babelmed
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Marie-José Hoyet
Traduction de l’italien Matteo Mancini
(26/05/2011)
Lentement/Slow est un livre spécial, un ouvrage bilingue, le fruit de la collaboration entre la photographe française Sophie Bachelier et deux intellectuels au profil décidément engagé : le sénégalais Boubacar Boris Diop et l’italien Nando dalla Chiesa. Selon ses auteurs, l’ouvrage, publié en 2010 aux éditions VCMF dans la collection D’ici-là, «veut s’interroger sur les concepts qui résultent de la comparaison entre des réalités ou des situations très éloignés les unes des autres», de façon à ce que l’écriture entre en résonance avec l’iconographie. La rencontre se fait autour de la notion d’attente, sur le fond de la «mer antique», comme l’appelle Valerio Maria Ferrari dans sa présentation du livre : l’attente, surtout des femmes, qui se marie à d’autres thèmes, comme la migration, la pauvreté et l’abus.
Loin des représentations habituelles, sept des neuf magnifiques clichés en noir et blanc de Sophie Bachelier montrent des femmes seules ou en couple, dans un milieu qui leur est familier, ou bien en train de travailler en bord de mer. Tandis que les deux dernières photos, où les gris dominent, représentent une plage avec au loin des figures qui bougent dans les eaux sombres et boueuses de l’océan Atlantique.
Les textes et les images, en mettant en parallèle trois visions, comme un pont jeté entre l’Afrique et l’Europe, nous racontent en réalité une même histoire. Dans les portraits des femmes des villages de pêcheurs des îles ou des péninsules sénégalaises, qui attendent leurs maris ou leurs fils émigrés, auxquels d’ailleurs Sophie Bachelier a consacré un film (Nathalie Galesne, Figures de l’absence, Babelmed, 3/9/2010), l’artiste a saisi l’expression absente de visages à travers lesquels on perçoit la solitude et la résignation : une quotidienneté immuable, un dialogue silencieux avec ceux qui sont de l’autre côté de la mer. De ces personnes, capturées dans l’éternité d’un regard, se dégage une immense dignité, et leur simple présence a une force évocatrice unique : c’est comme si elles émanaient une aura, une magie légère cachée dans les petites choses (les poupées) et dans les gestes (la cueillette du bois, le tri de la pêche) les plus simples.
Les photos sont glissées entre deux textes de Boubacar Boris Diop, un romancier connu aussi en Italie grâce au succès de son roman Murambi, le livre des ossements (Edition Zulma/03/03/2011). Livre dans lequel l’auteur propose sa vision du génocide rwandais de 1994. Autrefois directeur du quotidien francophone sénégalais Le Matin, et maintenant collaborateur de plusieurs journaux allemands et français, Boubacar Boris Diop est activement engagé dans la vie politique de son pays et dans la défense des cultures africaines; à tel point qu’en 2002 il a pris la décision militante de n’écrire qu’en wolof, la langue maternelle de la plupart des sénégalais: un projet personnel tout à fait innovateur, mais dont la réalisation n’est pas évidente.
Dans le premier des deux textes publiés, intitulé Black and Blues, Diop fait directement référence aux photos, en évoquant avec une touche poétique le paysage désolé des côtes africaines, jadis pleine de vie, où l’océan s’est transformé en désert, et où les pirogues des pêcheurs, l’instrument-symbole du travail, sont désormais des instruments de mort, «rien d’autre que de noirs traits sur l’eau» (cit. p.17).
En portant ainsi au premier plan la tragédie des flux migratoires et leurs conséquences sur la vie quotidienne, il dévoile la fragilité des équilibres sociaux et dénonce, par un message humain retentissant, les abus et le racisme. Sur ces thèmes, Diop rejoint les positions de Fatou Diome (également d’origine sénégalaise, provenant notamment d’un de ces villages de pêcheurs du Delta du Saloum), qui dans son dernier roman, Celles qui attendent (Flammarion, 2010), raconte l’émigration précisément du point de vue de «celles qui attendent». Ce sont elles, insiste l’auteur dans la présentation de l’œuvre, «les véritables héroïnes de l’émigration». Son précédent roman, En rêvant Maldini (publié en 2004 par les Edizioni Lavoro, sous la direction de Diome) affrontait déjà de la même thématique à partir de la figure d’un enfant, resté au village, qui rêve de rejoindre la sœur en France. Le téléphone en tant que seul lien qui les unit, exactement comme dans le deuxième livre de Diop intitulé Battue de chasse, assume alors une fonction capitale. Toujours dans ce dernier texte, en évoquant le phénomène tragique de l’exploitation et de la violence sur les travailleurs étrangers, ainsi que « l’ omerta » et le racisme caché ou exhibé, Diop met son incomparable voix au service de ces antihéros qui consument leur vie loin de chez eux. Exactement comme les victimes des violences – de loin les plus dures et significatives de toutes celles qui se sont abattues sur l’immigration clandestine, en janvier 2010 dans le village calabrais de Rosarno. Ces événements scandaleux ont déjà été oubliés, comme ceux de Castel Volturno, village de Campanie qui fut le théâtre en septembre 2008 d’un massacre de la Camorra (ndt mafia locale) contre les immigrés, où six jeunes africains trouvèrent la mort, ce qui déclencha la révolte de nombreux travailleurs journaliers étrangers. Rappelons qu’à Castel Volturno le 10 novembre 2008, Roberto Saviano vint manifester sa solidarité avec la chanteuse activiste Miriam Makeba, aussi connue sous le nom de Mama Afrika pour avoir consacré sa vie à la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, et qui fit un concert inoubliable, à la fin duquel, épuisée, elle mourut.
Deux films ont été consacrés à l’explosion de la violence entre Italiens et immigrés et aux coulisses de la dramatique sous-culture criminelle produite par la gestion mafieuse du territoire méridional (épisodes qui se soldèrent par un bilan de 68 immigrés blessés, dont certains par balle, ainsi que par la déportation d’environ mille africains dans d’autres villes italiennes). Sur Rosarno, Il sangue verde (Le sang vert, 2010) de Andrea Segre, et sur Castel Volturno, un docu-fiction de Guido Lombardi intitulé Là-bas – avec la mer dans les yeux, en compétition à la «Quinzaine des réalisateurs» du festival de Cannes 2011.
Ces migrants, poussés au désespoir en Italie, l’oreille toujours collée au téléphone en France et en Espagne. Comme Medun, victime d’une impitoyable chasse à l’homme. Diop craint («Ils n’y arriveront pas»), que pour eux jamais ne se présente «le moment de la justice» (p.65), puisqu’ il est très difficile d’imaginer un monde qui lutte vraiment contre le racisme d’Etat, de plus en plus ancré dans la société.
Nando della Chiesa, écrivain, homme politique et sociologue italien, trouve toujours des formules lapidaires pour mettre à nu les conditions de déchéance dans lesquelles vivent certaines populations: «L’attente comme modalité de vie sur la terre ferme. Mais aussi sur la mer qui n’est pourtant que flux et mouvement » (p.29). Et développe le lien attente/lenteur/justice dans une intéressante découverte de la littérature italienne. En revisitant certains classiques, devenus des œuvres majeures pour les Italiens, Nando della Chiesa montre les différents regards sur la mer: celui des I Malavoglia par exemple, dans cette Sicile ancienne et immobile que le réalisateur Pasquale Sineca a décidé de mettre à jour dans un film éponyme sorti en mai 2011.
Une perspective de vie modelée par l’attente se dessine alors. Hier, dans la grande littérature et dans la construction sociale d’une Italie rurale, où apparaît une dimension de grande solennité et sacralité (p.37). Aujourd’hui, dans les tragédies plus récentes nées, dans les trois cas traités, de la combinaison : mafia, attente, justice.
En nous renvoyant à ses essais sur la mafia, en particulier à Le ribelle. Storie di donne che hanno sfidato la mafia per amore (Les rebelles. Histoires de femmes qui ont défié la mafia par amour, Milano, Melampo, 2006), Della Chiesa tend un fil rouge entre tous les vaincus des sud, qui partagent cette lenteur qui leur fait sentir toute chose comme si la vie pulsait ailleurs, mais parmi lesquels se trouvent certaines femmes qui s’organisent ou se rebellent pour affirmer le droit à la vérité. Parce que c’est elle, la femme, « qui se fait métaphore du temps qui ne passe pas » (p.31). Sur cette Sicile, se pose le regard et se lève la voix de Carlo Levi et d’Ignazio Buttita, qui ont consacré d’inoubliables mots à Francesca, la mère du syndicaliste et défenseur des paysans, Salvatore Carnevale, assassiné par la mafia. D’autres mères, comme Felicia, mère de Peppino Impastato (activiste et animateur radio) et Saveria, mère de Roberto Antiochia (policier), tous deux tués par la mafia, ont lancé un défi à l’immobilisme et à l’amnésie, en invoquant «une idée de justice qui va au-delà des tribunaux» (p.41).
Cet ouvrage extrêmement intéressant, avec ses jeux de miroirs entre Italie et Afrique, est un hymne à toutes les femmes, les Africaines dans leur abnégation, et les Italiennes de l’Italie du sud dans leurs résistance et dénonciation. Il nous invite à stigmatiser chaque indifférence à l’égard des évènements de portée planétaire comme les migrations de masse, et à nous rebeller contre les politiques migratoires et les systèmes discriminatoires, toujours plus marginalisant et excluant. Les mots et les photos accomplissent leurs tâches authentiques, faire de la mémoire un instrument de prise de conscience, et tenter d’avoir une incidence sur la réalité du monde.
Dans une interview à propos d’un de ses derniers romans, Le Cavalier et son ombre (Stock, 1997), Boubacar Boris Diop dit: «Il y a une certaine grandeur dans la plus humble des existences, et une recherche de soi dans l’effort de rencontrer, à travers d’obscurs récits, évidemment datés, la mémoire de l’humanité toute entière», puisque, conclut-il, nous vivons à une époque «où le respect des droits de l’homme devrait concerner tous les êtres humains».
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