AFRICA - AMERICA

PHILIPPE GUIONIE


Editeur : EDITIONS DIAPHANE
Année de parution : 2011


Ne vous y trompez pas : ce livre ne vous propose pas un spectacle mais un combat. C’est ainsi, en tout cas, que l’auteur conçoit son art. Philippe Guionie n’est pas un photographe superficiel. Rien de moins « people » que ses sujets. Son objectif est une sorte d’instrument scientifique : il capte les surfaces mais c’est pour mieux analyser les profondeurs. Je l’ai connu à Dakar, à l’occasion d’un magnifique travail sur les tirailleurs dits sénégalais. J’ai pu apprécier sa méthode, toute en douceur, en lenteur, en tension. C’est à ce prix que l’on peut pénétrer dans le monde si particulier de ces Africains engagés jadis dans les armées françaises. Brusquez-les, ils se mettront au garde-à-vous ! Pour saisir un peu de leur vérité, comprendre leur souffrance, leurs doutes, il faut faire silence, vivre avec eux et attendre. Philippe Guionie revient cette fois avec un travail encore plus inattendu que lui seul, sans doute, pouvait concevoir et accomplir. Car c’est un continent nouveau qu’il nous révèle, un monde inconnu à lui-même et qui découvre son identité depuis peu : l’univers des peuples noirs d’Amérique du Sud. Les Brésiliens, direz-vous. Non, justement, il ne s’agit pas d’eux. Les populations noires afro-brésiliennes, malgré leurs souffrances, sont à des années-lumière des Noirs andins qui constituent le sujet de ce livre. Car les Brésiliens ont leur littérature, leur musique, leur statuaire et maintenant leurs ministres. Les Noirs andins n’ont rien de tout cela. Ils sont le degré zéro de la déréliction et de l’aliénation. Premières victimes de la mondialisation, ils sont aussi les derniers auxquels elle a permis d’entrer en contact avec la conscience planétaire. Les populations noires des Andes ont été semées tout au long de la Cordillère depuis le XVIIème siècle, comme esclaves, bien entendu. Coupés de leur ancien continent, ils sont restés isolés dans le nouveau, séparés par des montagnes des forêts, des déserts. Eparpillés, blottis dans des hameaux misérables, ils ont traversé les temps tenus à l’écart par leurs maîtres blancs autant que par les Indiens dont ils partageaient la dure existence. Ces trois cents ans de solitude ont eu un mérite : ils ont préservé les caractères originels de ces peuples déracinés. Un si long exil aurait pu les diluer dans l’immensité sud-américaine, leur faire perdre toute spécificité. Or, au contraire, on est surpris, sur les photographies de Philippe Guionie, de les découvrir si obstinément africains… Ils ont gardé leur couleur de peau mais aussi leurs masques, leurs croyances, certains de leurs rites. Cette population, jusqu’à une période récente, était invisible. A vrai dire, elle n’existait pas en tant que population, trop éparse, trop divisée, trop solitaire, trop pauvre surtout. De temps en temps, elle émergeait à travers des destins individuels. Certains, très rares, ont tenté d’effacer leurs différences en embrassant des carrières publiques. Mais leur singularité n’en apparaissait que plus. Il suffit de voir la figure pathétique, écrasée de mélancolie de ce vieil officier noir qui observe le tulle d’un rideau voler dans le vent, aussi transparente et fragile que son âme perdue d’Africain… Mais l’exil est en train de prendre fin. Les Noirs andins, peu à peu prennent conscience d’eux-mêmes, revendiquent leurs droits. Cela passe, comme souvent, par l’esthétique. Découvrir que l’on est beau quand on vous a convaincu depuis si longtemps que l’on portait sur soi les stigmates de la damnation, la monstruosité du primitif, c’est une étape décisive. Voilà pourquoi l’oeuvre de photographe que nous avons devant nous est, à proprement parler, révolutionnaire : elle participe de ce changement de regard qui est en train d’affranchir enfin ces anciens esclaves. Plusieurs de ces images vous procureront une réelle émotion esthétique. Cette jeune femme, debout dans l’eau, dans ce paysage de montagnes tropicales, fascine par son mystère et sa grave beauté. Cela signifie que le pari est réussi. Ces Noirs du bout du monde n’ont pas pris part, dans les années soixante, au grand réveil de la négritude. Aucun d’entre eux n’était à la Sorbonne quand Alioune Diop réunit les Noirs d’Afrique, d’Europe et des Caraïbes. Il a fallu un demi-siècle de plus pour que commence leur marche vers la conscience de soi et leur présence active au monde. Ce livre est une des étapes de cette libération. Et certainement pas la dernière.

Jean-Christophe RUFIN